La créativité : En être ou ne pas être

« La créativité, c’est de la magie. Il ne faut pas l’observer de trop près », disait le dramaturge américain Edward Albee. Pourtant, face au tarissement de sa source dans le domaine de la création numérique, il parait intéressant de se pencher un peu plus sur ses ficelles et ses bénéfices. 

Depuis plusieurs années, on observe en effet une raréfaction de la créativité dans nos secteurs d’activité, au profit, bien souvent, d’un formatage et d’un lissage des réponses aux cahiers des charges clients. Une façon de rentrer parfaitement dans le moule dicté par le brief, sans faire de vagues, et sans même essayer de se mouiller les pieds. C’est vrai qu’il ne faudrait pas risquer d’en mettre à côté. A grands renforts d’excuses relatives à l’expérience utilisateur, certains s’appliquent à ressortir de veilles méthodes marketing agressives, afin de nous faire consommer « mieux », – ou simplement plus ?

« Tu veux du caca ? Tiens, voilà du caca à paillettes, c’est vraiment mieux ! »

Qui a peur de… ?

Mais alors, pourquoi cette frousse de remettre en cause les demandes formulées ? Faut-il y voir un trop-plein d’empathie qui générerait une peur bleue de vexer le client, de lui faire du mal en réfutant ces idées pourtant brillantes ? Ou bien, une frayeur, banale et pragmatique, de ne pas obtenir le contrat escompté ? 

Bien sûr, tout autour de nous, la concurrence fait rage. Mais « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », écrivait le philosophe Sénèque il y a plus de 2000 ans. Alors, si pour triompher des aléas du marché, il fallait non pas s’évertuer à suivre les consignes au mot près, mais plutôt déroger aux règles énoncées, pour faire les choses autrement et viser un meilleur résultat ? 

Il y a peu de temps, IBM Global Business Services révélait que plus de 60 % des 1500 patrons et consultants interviewés dans un sondage interne identifiaient la créativité comme la première des compétences à développer dans leurs entreprises. Ils rapportaient que « la transformation de l’industrie, facteur principal d’incertitude à tous les niveaux, amène un besoin de découvrir en permanence des moyens innovants de manager l’organisation, les finances, l’humain et la stratégie de leurs activités ».* 

Une seule solution : L’I-MA-GI-NA-TION

Pour naviguer dans ce contexte économique incertain, de plus en plus volatile et complexe, il est donc essentiel de cultiver l’imagination. Plus de créativité pour plus de compétitivité. Ce constat parait évident, et le domaine publicitaire est sans doute l’un des premiers à l’avoir compris et appliqué, en donnant le plein pouvoir aux créatifs. Nous avons ainsi vu arriver dans nos postes de télévision des spots défiant l’automatisme de nos cerveaux, nous obligeant à changer de point de vue et donc, de regard. 

A l’aube de l’an 2000, c’est ainsi David Lynch qui réalisait, pour Sony, la publicité de la deuxième version de la Playstation, en imaginant et en façonnant l’idée d’un troisième monde, « the third place ». Le but n’est pas de faire comprendre l’intégralité du concept ou du produit, mais de déclencher une émotion chez le spectateur, pour le toucher avec du sens.

« La logique vous emmènera d’un point A à un point B. L’imagination vous emmènera partout »Albert Einstein

Le cœur ouvert à l’inconnu

C’est très bien tout ça, mais… comment faire ? Comment se rendre capable d’opérer une telle transformation de comportement, et surtout, comment se départir de nos automatismes primaires ?

L’adversité ou la complexité d’une situation doivent nous pousser à trouver d’autres solutions. Plus les contraintes sont fortes, plus il est facile de créer, et non l’inverse !

Aujourd’hui, les scientifiques affirment que pour construire de nouvelles connexions neuronales, c’est à dire apprendre, cultiver son intelligence, il faut aller vers la nouveauté et se mesurer à l’inconnu. Une confrontation qui nous pousserait, en effet, à activer le mode préfrontal de notre cerveau. 

Cette bascule du mode automatique au mode adaptif nous permettrait de faire preuve de plus de pertinence face à une situation compliquée. 

« Mais pour solliciter cette forme d’intelligence, il faut admettre son incompétence, ses erreurs et ses limites et éviter de se verrouiller en mode ‘je suis compétent’. Il s’agit d’adopter un état d’esprit alliant curiosité, souplesse, nuance, prise de recul et de hauteur, réflexion logique et opinion personnelle pleinement assumée », souligne Jacques Fradin, docteur en médecine et fondateur de l’Institut de Médecine Environnementale.*

Le concept de guinguette créative

Être créatif, c’est donc admettre ses limites, pour mieux les dépasser, et pour être capable de faire des connexions. Des connexions avec son environnement, mais aussi avec les personnes qui nous entourent et leurs compétences.

Malheureusement en France, et ce, dès le plus jeune âge, nous sommes formés à « la politique du coude », c’est-à-dire à cacher ce que l’on fait pour éviter d’être copié, au lieu de le diffuser pour avancer grâce au regard des autres. Nous avons du mal à nous confronter à la critique, sans doute à cause de notre empirisme ou de l’importance que nous accordons à l’image sociale, deux tendances liées à notre système cognitif automatique.  

Or la diversité des retours d’expériences, des besoins exprimés et des manières de penser implique une diversité des solutions. La divergence est toujours une force. Il faut donc décomplexifier la pratique pour donner aux autres un accès à soi, sortir du carcan de l’innovation façon « start-up nation » pour profiter de moments authentiques et se laisser aller à penser de nouveau sans limite, aussi simplement qu’une discussion autour d’un petit verre de blanc. Les rencontres, comme le hasard, ne s’organisent pas : elles se provoquent.

Je marche ensemble

En 1925, à Murray Hill, dans le New Jersey, les laboratoires Bell engagèrent un paquet d’ingénieurs, alors définis comme « top engineers », le mot « top » désignant le talent. Au bout d’un certain temps, dans cette population de génies, deux groupes se distinguèrent de par leurs comportements et leurs résultats.

D’un côté, les « solid engineers », caractérisés par un travail solitaire et une accumulation de savoir de masse. Ces qualités généraient une capacité à déposer une grande quantité de brevets, mais n’assuraient pour autant l’aboutissement de ceux-ci. Et de l’autre, les « smart producers », qui s’attelaient à développer des réseaux de relations plus divers et nombreux, afin de faire des contributions remarquables. Ils pouvaient ainsi observer des points de vue plus variés grâce aux membres de ces réseaux, représentant un ensemble divers de rôles de travail. Tout l’inverse, donc, d’un comportement égocentré. Ils étaient capables de réagir plus vite et plus généreusement, mais également d’identifier efficacement les fausses pistes.* 

Alors, le paradis, c’est les autres ? 

Oublier ses peurs, pour réinventer les règles du jeu. Admettre ses failles, pour mieux travailler avec les autres. Si l’on veut cultiver son jardin créatif, il convient donc de le partager, de l’ouvrir aux bonnes compétences et aux domaines d’activité pertinents. Savoir collaborer pour multiplier les regards permet d’accumuler les richesses, et de trouver des solutions, parfois insolites, mais toujours plus adaptées.  

Et si c’était là, précisément, que se situait l’avenir du design numérique ? Comme à l’époque où Apple sortait avec fracas la fameuse GUI, marquant ainsi la fin des lignes de codes réservées à une élite technique, l’apparition des nouvelles interfaces textuelles, vocales, tri-dimensionnelles ou même neuronales, pousse le designer à apprendre à s’entourer des meilleurs pour créer mieux. Se tourner vers des journalistes qui savent écrire, des metteurs en scènes qui savent raconter, des architectes qui savent bâtir ou encore des plasticiens qui savent utiliser la matière. Tel un chef d’orchestre, un peu stratège et aventurier, il devra, dans le futur, composer avec les talents des uns et des autres, pour continuer à dessiner de nouveaux chemins à emprunter. 

Nicolas Cloarec

Sources :

Les secrets de la pensée créative – Dorte Nielsen & Sarah thurber – édition pyramyd.

L’intelligence du stress. – Fradin,J. et al (2008) – Paris Eyrolles.

Qu’est ce que le talent ? – Pierre Michel Menger – Les cours du collèges de France.